Un théâtre oublié
Madeleine Louarn
Comme un prolongement
Le Théâtre de l'Entresort et la
Compagnie Catalyse du CAT "Les Genêts d'or" travaillent
ensemble depuis de nombreuses années et ont choisi de présenter
le mystère de Sainte Tryphine et le roi Arthur pour la réouverture
du théâtre de Morlaix.
Par le passé, cette collaboration nous a conduit à
explorer les contes bretons de François-Marie Luzel, dans Le Pain
des âmes, puis le théâtre d'artisans, dans Le Jeu du
songe d'après Le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare.
Aujourd'hui, nous réunissons, dans ce mystère, deux éléments
importants de notre chemin artistique : un intérêt pour les
textes issus de la tradition orale bretonne et les questions liées
à la représentation théâtrale et à ses
origines populaires.
Françoise Morvan est la bonne fée qui a été
à la source de chacune de ces créations. Elle a adapté
la pièce à partir du texte français de Luzel, réduisant
les seize heures de représentation à une pièce de
deux heures. En privilégiant la dynamique du récit, en réduisant
les monologues, elle a conservé à ce mystère tout
son relief pour en restituer l'essence. De scènes hiératiques
et imposantes, nous passons à de véritables morceaux de
comédie. La langue, musculeuse, sonore, garde une intimité
avec le breton. Le chant, la musique sont des éléments constitutifs
de la pièce. Ils ouvrent des espaces de jeu pour les acteurs, mettent
en évidence la complète porosité entre le répertoire
chanté et le théâtre scandé. Yann-Fanch Kemener
apporte, à cet endroit, une contribution essentielle.
Avec Catalyse
S'il est une chose qui ne va pas de soi, c'est bien de proposer aux regards
le jeu râpeux, la présence décalée et concentrée
des acteurs de Catalyse. Au-delà des préjugés et
des inquiétudes, somme toute naturelles, le spectateur se trouve
face à une surprise, à un déplacement souvent déstabilisant.
Comment faut-il voir et entendre ce théâtre ? Une action
sociale de réhabilitation (d'intégration ? ), un acte de
soin ? Un défi pour surmonter le handicap ?
Il est difficile de recevoir ce théâtre s'il n'y a pas eu
dégagement de ces questions. C'est-à-dire supposer que ces
personnes à part entière n'ont rien à prouver de
plus ou de moins que les autres. Que ce qui les distingue est aussi ce
qui les rend intéressants. La légèreté de
la mémoire, la diction particulière, la trace de l'effort
pour être là, la conscience décalée donnent
à voir quelque chose de la performance, c'est-à-dire du
risque, du danger encouru par l'acteur face à cette épreuve
de l'exposition. Il donne à voir la relativité de la condition
humaine et déjoue définitivement la posture d'autorité
de celui qui se présente à nous, orgueilleusement, pour
nous parler.
Lorsque ce décalage opère, il saisit le spectateur dans
son humaine fragilité, lui rappelle la beauté et la profondeur
d'y faire face, et d'être debout devant sa peur, comme dirait Tadeus
Kantor. Par la vertu spécifique au théâtre, ce face
à face nous réconcilie avec nous-mêmes.
La beauté de ce geste théâtral est de réactiver
les éléments essentiels qui font la puissance du théâtre
(et, lorsqu'il échoue, son insupportable vanité) : une expérience
de l'incarnation et des corps parlants, une expérience du temps.
Le genre du mystère de Sainte Tryphine et le roi Arthur convient
bien au style de jeu des acteurs de Catalyse. Les défauts jouxtent
avec la grâce. Le style et le texte de la pièce réclament
des acteurs une présence massive et impressionnante. Quelque chose
d'une authenticité, d'un geste entier et net se joue là
: trouver l'évidence. Cette question se pose à tous les
acteurs présents sur scène et pas seulement à ceux
de Catalyse puisque nous avons demandé à d'autres acteurs
de nous accompagner. Cette mixité au plateau est toujours délicate
car source de déséquilibre de part et d'autre, mais, par
dessus tout, elle est très stimulante et apporte un esprit, une
posture au travail favorable à la création.
Mettre en scène un mystère
Si, aujourd'hui, nous sommes très loin de l'enthousiasme que la
foi insufflait aux représentations, il nous reste les traces d'une
genèse du théâtre, d'une poésie ample et complexe.
Le texte scandé par un rhapsode, les postures hiératiques
et les gestes amples nous signifient que ce théâtre ne se
soucie pas du réalisme et de la vraisemblance. Il pratique une
stylisation, une épure qui fait, sur ce point, écho aux
modes de représentations contemporaines. L'émotion se niche
dans la beauté du geste et de la parole. Pour autant, ce théâtre
d'empathie, de communion, est à mille lieues du théâtre
réflexif d'aujourd'hui.
Mettre en scène, aujourd'hui, une telle pièce n'est certes
pas guidé par l'idée de reconstituer le théâtre
d'alors mais bien par celle de trouver comment ce récit contient
des événements théâtraux toujours susceptibles
de nous émouvoir. On voit que ce théâtre est écrit
pour être joué car les situations, les tours sont complètement
matière d'acteur, parlent cette écriture spécifique
qui est celle du théâtre. Il réactive aussi une question
sur la nature du jeu des acteurs.
Quels sont aujourd'hui les équivalents de ce style, sa traduction
moderne ? La scénographie nous donne en partie la réponse.
La grande diversité des lieux dans la pièce nous a conduit
à créer un espace mobile, très stylisé qui,
plutôt que de dire les lieux, donnerait aussi, par ses mouvements,
ceux de l'âme des deux protagonistes : Kervoura et Tryphine.
C'est un enjeu pour chacun des acteurs que de chercher la simplicité
et aussi la distance qui nous séparent de l'époque de ce
théâtre. Il s'agit d'effacer un peu du ridicule qui a été
associé à ce vieux théâtre et d'en donner,
avec tendresse, avec gravité et conviction, les émerveillements,
les rires et les drames. Quelque chose du charme d'un temps ancien qui
nous parle de l'enfance du théâtre.
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